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LE CONCEPT DE KIAI – Par Maître MITSUSUKE HARADA.

samedi 1er septembre 2018

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Les européens sont très friands d’explications rationnelles et ils se lamentent souvent devant l’imprécision de certains concepts japonais qu’ils trouvent obscurs et pour le moins difficiles à saisir. Dans ce domaine, l’un des plus fréquemment cités est celui de KIAI, et on me demande fréquemment mon opinion sur le sujet. Et bien, je vais faire de mon mieux pour aborder la question, mais il faudra se souvenir du fait que semblable à l’Hydre légendaire de la mythologie grecque, ce terme a de nombreux visages. Soit dit en passant, et avant de me lancer plus avant, il est intéressant de remarquer qu’à l’époque où je me trouvais au Shotokan Dojo puis à l’Université de Waseda, je me souviens que personne ne mentionnait ce mot, et encore moins n’en discutait l’idée ; et c’est beaucoup plus tard que dans le monde du karaté les gens se sont pris d’intérêt pour ce terme et l’ont paré d’une telle valeur quasi mythique. Bien au contraire, au Japon, un livre qui fut commandité par le Ministère de l’Education Nationale et dont le sujet porte sur cinq siècles de Kendo, ne tente même pas d’expliquer de tels concepts que la Distance, le Kiai et Zenshin (l’esprit immuable).

Néanmoins, si nous voulons essayer de risquer une analyse du concept, il nous faudra bien distinguer différentes notions qui se rattachent à cette idée de Kiai, et dans l’espoir d’être compris je vais commencer par évoquer un simple souvenir : A l’époque de la guerre je me suis retrouvé à l’Académie Militaire, et comme bien d’autres institutions de ce genre il y avait régulièrement l’appel : les officiers lançaient à haute voix le nom de chaque cadet qui devait alors s’identifier. Bien entendu, certains n’entendaient pas leur nom (ou n’écoutaient pas attentivement), ou alors ils répondaient à voix trop basse. Ils se faisaient alors reprendre vertement, et on leur demandait de faire preuve d’un peu plus de tempérament, de force de caractère, et de crier leur nom. On leur demandait de « faire preuve de Kiai ». En fait cette idée de s’exprimer haut et clair, de manifester ainsi à haute voix sa force de caractère, remonte à une habitude très ancienne, et connue au Japon sous le nom de Kake-goei. Mais afin de comprendre ce qu’elle signifie, nous devons retourner à l’époque où les samouraïs étaient encore des propriétaires terriens, des agriculteurs qui travaillaient la terre. C’était l’époque de Takeda Shingen, Seigneur de la province de Kai, un sengoku-daimyo qui est mort en 1572 et qui fut remplacé par un Kagemusha (une ombre) . Il ne s’agissait pas encore de la société médiévale qui fut installée par la suite sous le Shogounat, et le Bushido n’existait pas encore. Même si une forme de hiérarchie existait déjà, les personnes vivant à cette époque n’étaient pas liées par un système de contrat comme il en apparut un ensuite. Mais nous y reviendrons. En cas de danger, tous les membres – combattants - du groupe ou de la province se réunissaient sous la bannière de celui qui avait fait preuve de qualités de commandement, de stratège, comme ce fut le cas pour Shingen, et tout ceci, bien entendu, dans le seul objectif de se défendre. Et tandis qu’ils se rassemblaient sur le champ de bataille ils annonçaient leur présence grâce à un cri de ralliement de type Kake-goei. A cette époque le commandant en chef ne participait pas physiquement au combat, mais il organisait ses troupes et dirigeait leurs évolutions. Il supervisait en quelque sorte. Si vous détaillez la scène de la bataille dans le célèbre film de Kurozawa, Kagamusha, qui nous relate l’histoire de « l’ombre » de Shingen, vous verrez que le commandant en chef est assis sur une colline et reste silencieux. Il observe ses troupes en contrebas sur le champ de bataille. Et pourtant il y a une communication évidente qui s’établit avec les officiers et les soldats. Il y a une sensation bien particulière qui se communique à eux, tant par son attitude physique que mentale, et cela donne une cohésion à tout cet ensemble. Il y a, selon toute évidence, une réaction naturelle de la part de ceux qui l’entourent, et oui, dans ce cas, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une forme de Kiai. Ceci n’a rien à voir avec des cris, et le fait que le chef exprime l’attitude qui convient au moment crucial explique en grande partie la victoire finale. Nous pouvons néanmoins considérer que le cri de ralliement dont nous avons parlé au début était aussi une sorte de facteur de cohésion, galvanisant les énergies, et cela donnait d’assez bons résultats en cas de victoire. Mais malheureusement, en cas de défaite, il ne leur restait plus qu’à s’enfuir, comme Kurozawa l’a parfaitement illustré à la fin du film. Il n’y avait plus que le néant. Plus tard (vers la fin du 16° siècle), à l’époque d’Oda Nobunaga, le Seigneur de la province de Owari qui devint le premier grand unificateur du Japon, les samouraïs sont devenus des guerriers professionnels, des soldats qui ne cultivaient plus la terre. Le commandant en chef lui-même avait des gardes du corps mais il participait alors aussi personnellement au combat. En fait, ce fut Nobunaga qui a choisi de rassembler peu à peu les samouraïs dans ces villes/châteaux qu’il construisit dans tout le pays, transformant peu à peu ces guerriers en une caste à part. Au fond il s’agissait pour lui d’une manière de mieux contrôler ce qui se passait dans les provinces conquises, en ne laissant pas à des fermiers-samouraïs le loisir de décider seuls avec quels alliés ils s’associeraient. Par voie de conséquence il demanda aux fermiers (privés de moyens de défense) de se consacrer au travail de la terre, tandis qu’on leur promettait la protection - pour laquelle ils paieraient des impôts - de ces combattants professionnels. A cette époque le code du guerrier s’était bien développé, et une hiérarchie élaborée avait été mise en place, allant du Shogun au Daimyo et jusqu’au samouraï, tous liés par ce contrat – un véritable lien psychologique et émotionnel – un code qui a donné naissance au système ou idée de Giri, qui est un sens du devoir, de la responsabilité, ou sentiment de dette envers le clan, le chef, ou la lignée. Mais avec ce sentiment de responsabilité fut créé un lien privilégié, une communication plus intense entre les êtres, qu’ils soient alliés ou adversaires. Soit dit en passant, c’est là le genre de sentiment que les compagnies modernes ont encouragé sous la forme d’esprit d’entreprise, cherchant ainsi à donner à l’ensemble de leurs employés une plus grande cohésion. Donc, l’unification du Japon s’est poursuivie avec le talentueux Toyotomi Hideyoshi qui a fini par régner sur tout le pays, et ensuite, avec Ieyatsu Tokugawa, Seigneur de la province de Mikawa, a commencé l’ère du Shogunat. Mais nous savons aussi qu’à cette époque les samouraïs étaient devenus plus modernes ; ils utilisaient des technologies plus récentes tels que les fusils (des arquebuses en fait), et que lorsqu’ils combattaient ils n’avaient nul besoin d’annoncer à hauts cris leur présence sur le champ de bataille. Et pourtant, ce lien dont nous avons parlé existait bien, tout comme ce sentiment de partager un destin, communicant avec autant d’intensité dans la vie qu’au combat, tout comme dans les affrontements individuels.

Pourtant, si nous nous tournons vers le kendo et observons les entraînements actuels, surtout avec la compétition et l’utilisation de shinaïs et d’armures, nous constatons que nous nous trouvons là dans le monde du jeu et des cris, et que dans ce cas nous sommes beaucoup plus proches du concept de Kake-goei que de cette forme de communication entre partenaires – ou adversaires – que nous venons de décrire. Mais encore une fois, et toujours dans le domaine du kendo, si nous observons la manière d’agir des vieux maîtres (passés ou présents), il n’est jamais question de cris sous quelque forme que ce soit. Un affrontement au kendo peut être une rencontre silencieuse de deux énergies et concentrations puissantes (impliquant un engagement physique et psychologique total) au cours duquel chaque adversaire semble réagir ‘naturellement’ au moindre mouvement ou changement de concentration. Réfléchissez un instant à cette image célèbre de la simultanéité de l’apparition de la lune et de son image dans l’eau du lac, souvent citée pour illustrer le concept de Timing. Il s’agit bien là de ce lien, de cette relation dont nous parlons. Je me souviens aussi, par exemple, que lorsque j’ai vu Ueshiba en personne, le fondateur de l’Aikido ne laissait rien échapper qui ressemble à un cri, et tout au plus une légère vocalisation de sa respiration lorsque son énergie explosait – ce qui se passait en harmonie parfaite avec l’action de son adversaire (et donc sa propre respiration). Après tout, n’oubliez pas que le terme ‘Ki’ veut dire souffle, et ‘Ai’ signifie harmonie. Il s’agit donc là de quelque chose de bien différent de ce Kake-goei dont nous avons parlé. De même Okuyama qui fut le partenaire de Yoshitaka (le fils de O’Sensei), n’a jamais crié en aucune manière, et je peux vous dire que j’ai personnellement fait l’expérience de sa puissance, et n’ai aucun doute là-dessus. Qui plus est, lorsque je l’ai encore rencontré il n’y a pas si longtemps, et que nous avons échangé des idées sur le concept de puissance additionnelle, il n’a jamais envisagé le fait qu’un cri puisse y contribuer d’une manière ou d’une autre. En fait, à ce sujet, il me revient une question que je me suis souvent posée. Comment se fait-il que les karatékas ne se demandent jamais pourquoi au judo ils n’enseignent ni n’utilisent jamais de cri dans leurs combats ? En vérité il me semble que pour les karatékas la confusion est venue – et vient encore – de ces démonstrations publiques au cours desquelles, comme la règle veut que les coups ne soient pas portés, leur réelle efficacité, vue par les spectateurs, semble douteuse. Les cris donc viennent apporter de la conviction et rendent les techniques plus impressionnantes, surtout lorsque pour renforcer cette impression les karatékas ont recours à des démonstrations de casse et autres prouesses ayant pour but de bien laisser entendre à quel point ils peuvent être redoutables. Pour moi, c’est le genre d’attitude que j’associe avec cette forme de salutation bien connue : ‘Ous’, qui n’est pourtant rien d’autre qu’une manière vulgaire de saluer les gens issue des milieux yakuza, et qu’aucun Japonais qui se respecte n’oserait utiliser. C’est une formule sensée conférer à la personne qui l’utilise une présence plus imposante. Tout est une question d’apparence.
Néanmoins il est vrai qu’au kendo ils utilisaient, et utilisent encore, cette méthode du Kake-goei, mais ce n’est qu’à l’entraînement : L’un des partenaires reste silencieux, stable et concentré (mentalement immuable), tandis que son adversaire renforce sa propre assurance en criant ou en l’interpellant. C’est là aussi une façon de faire subir à l’autre une plus grande pression psychologique par le défi. Yamaoka Teshu avait son propre Kake-goei ou ‘voix’, car en vérité il y en a beaucoup. Par exemple, dans le livre dont j’ai parlé au début et qui porte sur le kendo, ils ont identifié sept sortes de ‘voix’ différentes. Mais il semble qu’en ce qui concerne le karaté, je crains que Funakoshi Sensei, et ceci dit avec tout le respect que je dois à sa mémoire et à tout ce qu’il nous a apporté, soit resté à ce niveau très superficiel, nous pourrions même dire primaire. Il n’a pas compris la valeur de ce que cela signifiait. Il était, de par sa profession, un maître d’école, et l’idée qu’il se faisait du karaté était en termes d’éducation physique, ce qui est sans aucun doute valable mais reste néanmoins limité. Nous savons qu’il ne s’intéressait pas au kumité, à l’aspect dirons nous plus martial du karaté, et il n’a concentré ses efforts que sur les katas. Mais c’est bien là où il s’est trompé, car n’ayant pas saisi la véritable nature de ce qu’il croyait être le vrai kiai, il a introduit ce besoin de crier à différents moments des katas (certains des moments choisis sont pour le moins assez étranges !). Le son de sa propre ‘voix’, ce ‘Oi’ dont on a souvent parlé, n’apportait certainement pas grand chose à ses techniques en termes de puissance additionnelle, et ne signifiait rien du tout pour ce qui est de cette communication privilégiée entre partenaires.

A l’opposé, Yoshitaka son fils est allé bien au-delà de ce stade élémentaire et s’est concentré sur ce Kiai d’un autre type, ce contrôle de la respiration – vocalisée ou non – et la simultanéité ou l’harmonie qu’il implique dans l’action, et qui, si elle est parfaitement réussie, peut même arrêter ou déséquilibrer un adversaire. A ce moment-là, la sensation est totalement différente et très particulière ; et elle est en tout cas très difficile à expliquer à une personne qui n’en a jamais fait l’expérience. L’action d’Egami (son kiai) impliquait bien une harmonie parfaite avec l’attaque de son adversaire qu’il parvenait alors à contrôler physiquement pour la balayer (baraï). Mais Okuyama est allé plus loin (même plus loin que Yoshitaka selon Egami lui-même) et sa propre explosion d’énergie était une force bien supérieure à la synchronisation parfaite : elle vous jetait littéralement à terre.
Comme vous pouvez le voir, nous sommes alors loin des cris et hurlements utilisés par les karatékas en compétition et ailleurs. Mais pour ma part je crois qu’il y a pour eux un réel danger à continuer à pratiquer ce genre de hurlements militaires quelque peu hystériques – à l’image de soldats qui se ruent sauvagement à l’assaut. Les Japonais eux-mêmes ont cru à la valeur des cris guerriers allemands du Troisième Reich – ces « Heil Hitler » qui étaient vociférés par des centaines de milliers de personnes au cours de rassemblements gigantesques au stade de Nuremberg et ailleurs. Ils furent impressionnés, et ce furent sans aucun doute des manifestations impressionnantes en période de victoire, mais dans la défaite tout cela n’eut plus aucune valeur, car alors l’esprit était mort et il ne restait que le chaos. Il ne s’agissait pas du tout là du véritable Kiai, et il me semble que de refaire la même erreur aujourd’hui pourrait avoir des conséquences néfastes.